Cheverus (Jean-Louis-Anne-Madeleine Lefebvre, cardinal de) - Tome I

Cheverus (Jean-Louis-Anne-Madeleine Lefebvre, cardinal de), archevêque de Bordeaux, naquit à Mayenne, le 28 janvier 1768, d'une ancienne famille de magistrature qui concentrait alors entre ses mains tous les pouvoirs de cette ville. Louis-René Lefebvre de Cheverus, son oncle, était curé de Notre-Dame. M. Lefebvre de Champorin, aussi son oncle, était maire, et son père, Jean-Vincent de Cheverus, mari d'Anne Lemarchand des Noyers, juge-général civil du duché-pairie. L'enfant, doué de talents et d'une piété remarquables, fit ses études jusqu'à la quatrième au collège de sa ville natale où il reçut la tonsure des mains de Mgr de Hercé, évêque de Dol, et fut pourvu, le 17 septembre 1779, de la chapelle de Torbéchet en Saint-Georges-Buttavent, avec le titre d'aumônier extraordinaire de Monsieur, frère du roi. Il acheva, avec distinction, ses études littéraires au collège Louis-le-Grand, et entra, après un concours où il obtint la première place, au séminaire de Saint-Magloire pour y faire sa théologie. L'abbé de Cheverus était maître de conférences au collège Louis-le-Grand lorsqu'il fut ordonné prêtre, avec dispense d'âge, le 18 décembre 1790. Il partit aussitôt pour Mayenne, où il célébra sa première messe la nuit de Noël. Nommé vicaire de son oncle atteint de paralysie, et chanoine du Mans, l'abbé de Cheverus déploya dans ses nouvelles fonctions tout le zèle, la prudence et la fermeté d'un âge mûr. Il refusa toute espèce de serment, le 12 février 1791, et dut quitter peu après le presbytère et se retirer dans la maison paternelle. Aussi, à la mort du curé de Notre-Dame, 24 janvier 1792, l'évêque s'empressa-t-il de donner à son neveu les pouvoirs de curé et de vicaire général.

L'influence qu'il s'était acquise bien vite sur ses paroissiens et sur le clergé des environs déplut souverainement aux révolutionnaires de la ville, qui voulurent s'en défaire à tout prix. Obligé de céder à la violence de la persécution, il se retira d'abord à Laval, puis à Paris, et s'embarqua à Calais pour l'Angleterre, le 11 septembre 1792. Aux offres du gouvernement anglais il répondit noblement : « Le peu que je possède (il avait 300 fr.) me suffira jusqu'à ce que je sache un peu la langue anglaise, et une fois que je la saurai, je pourrai gagner ma vie, ne fût-ce qu'en travaillant des mains ». Au bout de trois mois il parlait suffisamment l'anglais pour donner des leçons de français et de mathématiques dans un collège protestant. L'année suivante, il obtint de l'évêque de Londres la desservance d'une chapelle catholique qui devint bientôt le centre d'une nouvelle paroisse. Une lettre qu'il reçut en 1795 de son ami l'abbé Matignon, lui ouvrit le chemin de l'apostolat auquel il était appelé. Ce prêtre distingué l'invitait à venir partager ses travaux apostoliques dans la Nouvelle-Angleterre. A son arrivée à Boston, 3 octobre 1796, l'abbé de Cheverus trouvait un champ immense ouvert à son zèle : c'était un territoire de près de 180 lieues en long et de 100 en largeur sur la surface duquel quelques catholiques étaient disséminés au milieu de protestants divisés en sectes nombreuses, mais toujours unis pour combattre le papisme. Les deux amis se mirent courageusement à l'œuvre, unissant aux travaux apostoliques l'étude des lettres et des sciences, dans lesquelles il se firent une réputation de maîtres, au point que toutes les sociétés littéraires de Boston se firent un honneur de les compter parmi leurs membres. « Ces hommes sont si savants, disait un ministre protestant venu pour les convertir à sa doctrine, qu'il n'y a pas moyen d'argumenter avec eux ; leur vie est si pure et si angélique qu'il n'y a rien à leur reprocher ». Après avoir parcouru à deux reprises différentes ces immenses contrées, où un jour ses oreilles furent vivement frappées par le chant de la messe royale de Dumont que ces pauvres sauvages avaient retenue depuis le dernier passage d'une « robe noire », il y avait de cela plus de cinquante ans, notre missionnaire rentra à Boston en 1798.

Les prodiges de charité qu'il opéra au service des innombrables victimes de la fièvre jaune achevèrent de lui gagner l'estime et la confiance de tous. La souscription qu'il ouvrit pour élever en cette ville une église plus digne du culte catholique fut aussitôt couverte des noms des plus honorables familles. La dédicace s'en fit, le 29 septembre 1803, avec une pompe qui produisit les plus heureuses impressions. Parmi les glorieuses conquêtes qu'il fit alors au catholicisme, il faut citer celle de l'illustre dame Seton, fondatrice, dans la suite, de la première communauté de femmes aux États-Unis. Plus fortement attaché que jamais à son troupeau, l'abbé de Cheverus eut le courage de résister aux instances de ses parents et de ses amis qui, en 1803, le pressaient de rentrer en France avec tous les prêtres exilés. Mais il ne sut se soustraire au fardeau de l'épiscopat, que lui imposa Mgr Carroll, évêque de Baltimore, aux sollicitations de l'abbé Matignon, à qui cet honneur revenait par droit d'aînesse. Sacré à Baltimore, le jour de la Toussaint 1810, l'évêque de Boston ne changea rien à sa manière de vivre ; ce fut toujours celle du missionnaire, confessant, catéchisant, visitant les pauvres et les malades, ne dédaignant pas au besoin de prendre la plume pour défendre dans les journaux l'honneur de l'Église contre les attaques des protestants.

La douleur qu'il ressentit de la perte de son digne ami l'abbé Matignon, 19 septembre 1818, suivie pour lui d'un surcroît de travail, mit ses jours en danger et les médecins de Boston eux-mêmes lui déclarèrent que le seul moyen de sauver sa vie était de passer sous un ciel plus doux. Mais il lui fallut un ordre formel de Louis XVIII pour le déterminer à quitter Boston pour le siège de Montauban, auquel il avait été nommé par ordonnance royale du 13 janvier 1823. Avant de partir, il voulut, selon son expression,faire son testament. Il donna au diocèse l'église, la maison épiscopale, et le couvent des Ursulines qu'il avait fondé en 1820 ; aux évêques ses successeurs, sa bibliothèque ; et aux pauvres, le reste de son avoir. Il quitta sa ville épiscopale au milieu des plus touchants adieux et s'embarqua à New-York, le 1er octobre 1823, laissant en Amérique des regrets unanimes et un nom à jamais vénéré. Débarqué en France après une traversée périlleuse, Mgr de Cheverus vint prendre quelques mois de repos à Mayenne au sein de sa famille. A son entrée à Montauban, le 28 juillet 1824, l'estime et l'affection des protestants comme des catholiques lui étaient déjà acquises et s'accrurent à la vue du dévouement qu'il déploya lorsque, l'année suivante, le Tarn débordé envahit les deux principaux faubourgs de la ville. Le premier au danger, l'évêque paya partout de sa personne, et offrit son évêché aux malheureux sans asile. Son ministère, marqué par de nombreuses conversions, fut de trop courte durée à Montauban. Le 11 juillet 1826, mourait Mgr d'Aviau du Bois de Sanzai, archevêque de Bordeaux, de sainte mémoire, et le 30, une ordonnance royale nommait pour le remplacer Mgr de Cheverus, en l'avertissant que c'était chose « consommée sans retour et qu'il ne devait pas songer à y mettre obstacle par un refus ». Il ne restait donc plus qu'à obéir. Parti la nuit de Montauban pour se dérober aux larmes des habitants, Mgr de Cheverus se rendit à Paris et fut reçu avec bonté par Charles X qui le nomma pair de France. Après un court séjour à Mayenne où il prêcha à Notre-Dame, à la Visitation, à l'hôpital, il alla au Mans recevoir le pallium des mains de Mgr de la Myre et repartit dès le lendemain pour sa ville épiscopale, où il fut reçu en triomphe le 13 décembre 1826. A Bordeaux, comme à Montauban et à Boston. Mgr de Cheverus se donna sans mesure. Il créa une caisse de retraites ecclésiastique, établit les conférences diocésaines, publia un nouveau rituel, fonda ou encouragea par ses aumônes l'œuvre des bons livres, celles de la Miséricorde, des Orphelins de Lorette, des Petits Savoyards, de la Sainte Famille. Ses prédications étaient toujours très suivies, même à Paris lorsqu'il était obligé d'y aller pour assister aux séances de la chambre des Pairs, et on peut citer comme un chef-d' œuvre d'éloquence l'exorde du discours qu'il prononça le Vendredi-Saint, devant l'École Polytechnique.

La vie politique de l'archevêque de Bordeaux ne fut pas toujours aussi heureuse ni aussi universellement acclamée. Le candidat qu'il patronnait à Mayenne, au nom de Charles X, le 21 avril 1828, échoua et l'élu, Prosper Delaunay, négociant à Laval, alla s'asseoir sur les bancs de l'opposition. Puis vinrent les deux fameuses ordonnances du 16 juin 1828, dont l'une excluait les Jésuites de l'enseignement et l'autre mettait des entraves aux Petits-Séminaires. Tout en réprouvant ces actes de faiblesse arrachés à Charles X par le parti des Concessionnistes, qui ont toujours tout perdu sans avoir jamais rien sauvé. Mgr de Cheverus ne crut pas devoir, par respect pour le pouvoir royal, signer le Mémoire présenté à Charles X, au nom de l'épiscopat, par le cardinal de Clermont-Tonnerre. Cette conduite, en opposition avec la majorité de l'épiscopat, s'explique par le caractère conciliant avant tout du prélat et par ses traditions de famille, mais elle n'en fut pas moins vivement critiquée. Il s'en consola en disant : « Dans le cours de ma vie, on m'a tant loué sans raison que je ne dois pas me plaindre si on me blâme maintenant. » Cette même année, il fut créé conseiller d'État, et nommé en 1830 commandeur de l'ordre du Saint-Esprit. Ce fut la dernière nomination faite par Charles X. Le gouvernement de Juillet prodigua ses bonnes grâces à l'archevêque de Bordeaux qui les accepta volontiers et s'engagea même publiquementà « prêcher la soumission au gouvernement ».

Du moins, chez lui, la soumission au pouvoir de fait n'allait pas jusqu'à l'asservissement. Pendant la captivité de la duchesse de Berry dans la citadelle de Blaye, il sollicita l'autorisation d'aller lui porter les consolations de son ministère, sans dissimuler son attachement à la famille de ses anciens rois. Le gouvernement ne lui en tint pas rancune et crut s'honorer lui-même en le proposant pour le cardinalat. Le 1er février 1836, Mgr de Cheverus fut préconisé, aux applaudissements de toute la France, cardinal du titre de la Trinité de Monte-Pincio. Seul, au milieu de la joie universelle, il éprouva un profond sentiment de tristesse. « Qu'importe, disait-il, d'être enveloppé après la mort d'un suaire rouge, violet ou noir ? Quand on a vu tomber les trônes, quand on voit la société menacée jusqu'en ses derniers fondements, comment ne pas sentir qu'il n'y a rien de stable ici-bas ? » Après avoir reçu, le mercredi 9 mars 1836, la barrette cardinalice des mains du chef de l'État auquel il demanda la liberté des ministres de Charles X, et en particulier de M. Peyronnet, son diocésain, il partit pour sa ville natale qui le reçut avec des transports de joie. Dans la chaire de Notre-Dame, il ne parla que de la mort : « La plupart de ceux que j'ai connus autrefois dans cette ville ont disparu, dit-il ; c'est une leçon pour moi qui m'apprend que je disparaîtrai bientôt. » A Laval, où il séjourna du 23 au 25 mars chez son cousin M. Lefebvre-Champorin, il visita tous les établissements religieux et hospitaliers et prit plusieurs fois la parole. A Bordeaux, puis à Montauban, on lui fit des réceptions d'une magnificence royale. Le jour de la Pentecôte, il promulgua dans sa métropole de nouveaux statuts synodaux depuis longtemps attendus. Ce fut le dernier acte administratif du cardinal de Cheverus. Il expira le 19 juillet 1836, jour où l'église célèbre la fête de saint Vincent de Paul dont il avait reproduit les vertus.

Les Bordelais, qui l'avaient salué de leurs vives acclamations quatre mois auparavant, quand il était reparu parmi eux revêtu de la pourpre romaine, virent avec consternation, le 26 juillet, son cercueil traverser les mêmes rues accompagné des chants lugubres de l'Église et conçurent aussitôt le projet d'élever dans la métropole un monument digne de recevoir des dépouilles si chères. L'évêque de la Rochelle prononça son oraison funèbre ; nombre de sociétés savantes et de journaux firent de lui le plus magnifique éloge. L'histoire de sa vie, écrite par M. Hamon, curé de Saint-Sulpice de Paris, alors supérieur du séminaire de Bordeaux, a été traduite deux fois en anglais et couronnée par l'Académie française. La ville de Mayenne, justement fière de l'avoir vu naître, lui a dressé une statue en bronze, œuvre remarquable de David d'Angers. L'artiste a représenté le cardinal debout, étendant la main droite pour bénir, la main gauche appuyée sur le livre des Évangiles où sont gravés ces mots : « Laissez venir à moi les petits enfants. » Quatre bas-reliefs en bronze rappellent les principaux traits de sa charité. L'inauguration du monument se fit solennellement le 8 août 1844, en présence des évêques du Mans et de Périgueux, de Mgr Georges, neveu du cardinal, et de toutes les autorités du département. Cette statue a été reproduite en lithographie par M. Lucien Noël de la Touche, et par M. Messager dans la Mayenne pittoresque. — Un vaisseau fut baptisé en 1855 du nom de Cardinal de Cheverus. Il reste du vénéré cardinal plusieurs portraits, dont un très ressemblant au château du Ronceray, en Louverné.

Vie du cardinal de Cheverus, par M. Hamon. — Biographie universelle, article signé Desportes. — Mémorial de la Mayenne, t. IV, p. 72. — Bull. de la Comm. hist. de la M., t. III, p. 71. — L'Union du Maine, t. I, p. 343. — Les Affiches de Laval, 1826, Les Annonces, 1836, L'Écho, Le Journal de Mayenne. — Bibliothèque de Laval, fonds Couanier. — M. Boullier, Recherches sur la Trinité, p. 128.